Monsieur le Ministre,
Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Monsieur le Chancelier,
Mes chers confrères,
Madame le Ministre et cher confrère,
En vous accueillant aujourd’hui, l’Académie des sciences morales et politiques se réjouit que vous soyez, dans son histoire, la première femme élue membre associée de notre compagnie. Et tous ceux, ici présents, qui sont heureux de votre venue sous la Coupole, ressentent une grande émotion à la pensée de la Grèce, au souvenir de vos prédécesseurs, à la leçon de votre existence si riche humainement et politiquement. Comment parler ici de la Grèce ? Après tant d’autres, qu’il est vain d’énumérer. L’esprit aussitôt vagabonde. Il entend Anna de Noailles :
« Quelquefois je m’assieds dans l’or du sable amer
A l’abri bleu du saule
Et j’attends que revienne Ulysse jeune et clair
La rame sur l’épaule »
« J’habite tout l’espace et remonte le temps
Je m’en vais attendrie
Écouter les docteurs ondoyants et chantants
Des soirs d’Alexandrie »
À quoi Cavafy répond :
« Ah m’arrêter ici ! A mon tour contempler un peu la nature
D’une mer matinale et d’un ciel sans nuage
Les bleus étincelants »
Nous savons bien à quel point nous sommes héritiers de la Grèce, d’Ulysse emportant du côté de l’Occident l’idée même de droit naturel, de toutes les Antigones de l’histoire, y compris celles de l’exil, des leçons de la philosophie grecque, au fil de tous ces échanges ininterrompus des leçons de la démocratie et de la liberté. Pour s’acquitter de ce qu’elle devait à la civilisation grecque, la France a combattu pour votre indépendance. À cet attachement s’ajoute cette sympathie particulière qu’éprouvent tous ceux qui, au cours de leurs études, ont appris le grec, préféré traduire Démosthène plutôt que Lysias et retenu la leçon des mots grecs, par exemple celui de Psyché, aux deux sens : âme et papillon. Bien au-delà des sortilèges de l’hellénisme, on discerne une résonance profonde : celle de la chrysalide, ressemblant à un mort enseveli et dont on voit sortir le papillon, comme l’âme sort du corps endormi ou mort. L’évocation pourrait se prolonger sans cesse par la musique et la sculpture, celle des paysages, les soirs d’été au Cap Sounion ou à Microlimanos, celle de vos grands poètes, prix Nobel ou non, et celle-là même qui accompagna, il y a des siècles, le crétois – encore un – Thalétas venu communiquer à Athènes son expérience du droit en s’accompagnant d’une lyre.
2009_terreD’autres crétois ont illustré votre histoire. L’un d’eux, créateur de la Grèce moderne. Il vous a précédé parmi nous : c’est Elefthérios Venizelos, reçu en 1919 comme membre associé de notre, de votre désormais, Académie. A cette occasion, il déclara sa fidélité à nos idéaux communs, en ces termes : « Dans la terrible tourmente déchaînée sur le monde, j’ai toujours compris que mon pays ne devait pas rester neutre ». La lutte suprême engagée entre la démocratie et l’autocratie ne pouvait le laisser indifférent ; ses meilleures traditions nationales le poussaient à se ranger aux côtés de la France et de l’Angleterre. Lorsque Venizelos fut accueilli ici, alors qu’il était Premier ministre, il était accompagné de Nicolas Politis, à l’époque ministre des Affaires étrangères et qui, ultérieurement allait devenir membre associé de l’Académie des sciences morales et politiques. Sa trajectoire était prestigieuse : né dans une île, non plus la Crète, mais Corfou, il fut successivement professeur – je ne dis pas enseignant-chercheur – des Facultés de droit, puis familier de la Société des Nations. D’Est en Ouest, puis d’Ouest en Est, il avait acquis la nationalité française, puis repris la nationalité grecque. C’est ainsi que les flux et les reflux de l’histoire ont façonné l’Europe et que la Grèce et la France sont devenues, au fil des temps, deux sœurs grecques bercées par leur mère Méditerranée, qui se rénove de nos jours. Il faudrait un nouveau Plutarque pour écrire, dans une perspective voisine, les vies parallèles de Macriyannis et de Garibaldi.
Il fallait bien, dernier en date de vos devanciers ici même, un philosophe, Constantin Tsatsos, élu en 1975 président de la République hellénique. Quatre ans plus tard, il devenait académicien associé de notre Compagnie. C’est lui qui, lors du cent cinquantième anniversaire de notre Académie, prononça une allocution mémorable. Son œuvre est considérable, notamment en philosophie du droit. Dans une de ses œuvres, citée parmi tant d’autres, intitulée Dialogue au Monastère, il avait décrit un couvent où s’entretiennent six philosophes s’employant, sous la lumière de la Grèce, à jeter la clarté de l’esprit « sur la crise de l’humanité et sur la crise de la nation, et sur la crise de l’homme, de l’individu… ». Leur entretien les portait vers des conclusions plus que moroses. Tsatsos comparait la maladie de notre temps à l’antique refus des prisonniers de la caverne de Platon de « monter à la lumière ». Mais c’est précisément par la rencontre des savoirs par-delà les frontières divisant, ou plutôt ayant divisé, l’Occident que peuvent se réaliser les lendemains ou les surlendemains qui chantent. C’est ce qu’illustre précisément votre action politique.
Les malheurs de votre pays vous ont, dès votre jeunesse, préparée à celle-ci. Votre père, Monsieur le Premier ministre Constantin Mitsotakis, qui nous honore de sa présence, vous a appris le métier politique, comme vous transmettez aujourd’hui ce savoir à votre fils. La dictature des colonels, sévissant de 1967 à 1974, vous a singulièrement éprouvée quand vous avez dû résister, fort jeune et victorieusement, à la police secrète des colonels qui recherchaient votre père. La suite fut, avec votre famille, l’exil, comme tant d’autres – artistes, écrivains, universitaires – en France, où vous avez terminé vos études secondaires, avant de suivre à l’Université de Munich des enseignements de science politique et de communication. La Bavière était un signe d’attachement, né de l’histoire, à un triangle formé avec la Grèce et avec la France.
Ce que je raconte présentement, Madame, vous le savez évidemment mieux que tout autre. Si je poursuis cependant mon récit, c’est pour que vous sachiez à quel point, nous tous, sommes désireux de vous exprimer, par ma voix, notre admiration.
Revenue d’exil, en 1974, vous terminez vos études à l’Université d’Athènes en droit public. Vient l’entrée dans l’action politique. Votre apprentissage se plaçait durant une période instable d’alternances, durant laquelle il n’était pas inexact de discerner, dans un sens qui retentit dans les lieux de mémoire politique de notre pays, démocratie, oligarchie ou tyrannie, pouvoir législatif ou pouvoir exécutif, parlementarisme ou présidentialisme. Un jeu de balance ? N’insistons pas plus. La comparaison historique a ses raisons que la raison politique ne comprend pas.
Le parcours que vous allez suivre est alors rectiligne, d’abord comme responsable du bureau politique de la Nouvelle Démocratie, parti d’opposition présidé par votre père. Vous êtes ensuite élue députée en 1989. À votre activité interrompue au sein de la Nouvelle Démocratie, aux épreuves du terrorisme, se sont ajoutées des fonctions ministérielles : ministre d’État, ministre de la Culture, puis ministre des Affaires Étrangères à partir de 2006. Ce n’est pas un hasard si l’on observe que le prénom Dora est le diminutif de Théodora, l’impératrice de Byzance.
A quoi s’est ajoutée, de votre part, une nouvelle performance, précédant celle qui nous réunit maintenant. Car vous avez été, en 2002, la première femme maire d’Athènes. Le développement permanent de votre influence s’est exercé plus précisément contre l’inégalité entre les femmes et les hommes, ce qui vous a valu une reconnaissance internationale, parmi d’autres.
Maire d’Athènes, un proche passé vous conduisit à relever le défi porté à la Grèce lorsque, quelques années plus tôt, Atlanta fut préférée à Athènes pour la tenue des Jeux Olympiques. Ultérieurement, les jeux d’Athènes, par leur organisation et leur déroulement, furent exemplaires. À la Grèce aussi, on doit l’Olympisme et les gymnases, même si en France, on a vu le mot s’altérer au contact de vocables venus d’ailleurs. Le gymnase a fait place au gymnase-club.
La culture intellectuelle ne fut pas pour cela négligée. Athènes, c’est d’abord le Parthénon, objet de tant de discours, de sermons, d’oraisons. Mais objet aussi de tant de regards et de fascinations, toutes lumières comprises du jour et de la nuit entremêlés, vues notamment du Lycabète, un soir d’été, illuminé.
Dans l’hommage à la Grèce que Malraux lui rendit le 28 mai 1959, au nom du Gouvernement français, pour la première illumination de l’Acropole, il s’exprimait ainsi : « Pour la première fois, voici surgi de cette nuit millénaire le symbole de l’Occident. Bientôt tout ceci ne sera plus qu’un spectacle quotidien ; alors que cette nuit, elle ne se renouvellera jamais. Devant ton génie arraché à la nuit de la terre, salue, peuple d’Athènes, la voix inoubliée (de Périclès) qui depuis qu’elle s’est élevée ici, hante la mémoire des hommes ».
De ces jeux du jour et de la nuit, vous avez su utiliser les sortilèges, lorsque, grâce au hasard d’une nuit obscure, vous avez su, en mal de financement et pour convaincre un membre de la Commission européenne non pas par une prière, mais par l’illumination subite de l’Acropole.
C’était bien là de votre part montrer l’intérêt ininterrompu que vous avez porté à la culture, plus précisément à l’archéologie, spécialement en proposant le développement de parcs archéologiques, le proche et l’ancien passé allant de pair. La Crète, une fois de plus, était au rendez-vous de l’histoire, alors qu’à l’Est de l’île, les fouilles de Kato Sacro avaient révélé la richesse de la Terre. Zeus savait ce qu’il faisait après l’avoir enlevée et lui avoir fait trois enfants, Minos le plus connu, mais aussi Rhadamante considéré comme un des premiers législateurs de l’histoire.
Beaucoup d’Europes se sont cherchées depuis la naissance de cette légende. Celle qui se crée de nos jours explique les préoccupations que vous avez notamment exprimées dans une interview à Politique internationale. Les diasporas successives qu’a connues la Grèce, pays d’émigration puis d’immigration, directement concernée par la dislocation du bloc soviétique et l’éclatement de la Yougoslavie, tout cela paraît bien dans une perspective européenne au cœur de votre action politique. Vous pensez aussi que le projet d’Union pour la Méditerranée « correspond pleinement aux priorités de la Grèce. » N’y a-t-il pas une Union baltique qui ne nuit pas à l’Union européenne ? Et puis vous dites si bien qu’il existe aussi des relations étroites entre la Grèce – et les Grecs – et le continent africain. Les académiciens qui s’honorent d’être membres associés de l’Académie d’Athènes, comme Sir Basil Markesinis, trouvent dans la séance solennelle de ce jour l’occasion précieuse de se rappeler ce qui est dû aux dialogues qui se déroulaient, il y a si longtemps, dans le Jardin d’Academos, la première école de philosophie de l’histoire.
C’est à la littérature que je reviens pour conclure en m’inspirant de l’un de vos deux grands poètes couronnés par le prix Nobel, Séféris, Elytis – ce pseudonyme inspiré d’Éluard. À vrai dire, c’est à la prose du premier que je fais un emprunt. La Grèce est « un petit pays, mais sa tradition est immense. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle s’est transmise à nous sans interruption. La langue grecque n’a jamais cessé d’être parlée… Ce qui caractérise encore cette tradition, c’est l’amour de l’humain ; la justice est sa règle … Mais tradition ne signifie pas habitude. Elle intéresse au contraire par la faculté de pouvoir rompre l’habitude ; c’est par cela qu’elle prouve sa force de vie ». Extrait de la conférence donnée à l’Académie suédoise en 1963 par Georges Séféris.
Une transmission ininterrompue, écrit Séféris. C’est bien pourquoi il ne faut pas se contenter du proche passé ou de l’extrême, voire ancien passé, même s’il nous enseigne par la Politique d’Aristote que la loi est une intelligence sans passion, alors qu’il peut lui arriver de devenir une passion sans intelligence.
C’est aussi du moyen passé, du Moyen Âge qu’il s’agit. Généralement, l’on pense que l’Occident a découvert le savoir grec à cette époque, grâce aux traductions arabes. Idée contestée à la lumière des recherches historiques les plus récentes montrant que l’Europe a toujours maintenu avec le monde grec, le Mont Saint Michel étant alors le centre d’un travail de traduction des textes d’Aristote, une relation directe . C’est à partir de cette analyse innovante et même révolutionnaire qu’il y a lieu, surtout aujourd’hui, de parler des racines grecques de l’Europe chrétienne.
Votre présence, ici même, nous le montre bien. Raison de plus pour joindre nos remerciements à nos félicitations unanimes.
Vos amis ont pris l’initiative de vous offrir votre épée d’académicienne. Je suis heureux de vous la remettre. Elle est l’arme de la Justice, accompagnée d’une balance. Mais Napoléon, à Sainte Hélène, nous a laissé un message inoubliable : « l’esprit finit toujours par triompher de l’épée ».

